"Ceux qui ne connaissent pas l'histoire sont condamnés à la revivre"
Voyez comme la pieuse, la belle, la grande Espagne est recueillie à l’approche du 25 décembre ! De riches volutes de fumée montent en panache vers la voûte de l’église Sainte Marie, à Alcala de Henares, tandis que des encensoirs émane une odeur à la fois capiteuse et spirituelle. Nous sommes précisément au 16 décembre 1485. Isabelle dite La Catholique, épouse de Ferdinand I, reine d’Aragon et de Sicile, donne naissance à son sixième enfant, Catherine.
A l'âge de deux ans, Catherine est promise en mariage à Arthur Tudor, héritier du trône d'Angleterre. Cependant, Ferdinand I et son épouse Isabelle avaient à de nombreuses reprises émis des doutes quant à ces fiançailles : en effet, Henri Tudor ayant pris le pouvoir pendant la guerre civile en Angleterre, de nombreux prétendants Plantagenêts semblaient plus légitimes qu'Arthur, et les royaux parents de Catherine ne souhaitaient pas donner leur fille "en pâture" à des héritiers douteux. Néanmoins, comme son mariage aurait pour but de sceller l’alliance diplomatique entre le royaume d’Espagne récemment unifié et le royaume d’Angleterre, Ferdinand I et Isabelle choisirent l’avenir diplomatique de leur royaume à l’avenir personnel de leur fille.
Catherine part pour l’Angleterre à l’âge de seize ans. C’est avec grand regret qu’elle quitte sa terre natale aux nombreux visages, dont la végétation si riche et le climat clément lui faisaient craindre par comparaison l’impitoyable mauvais temps anglais. Et comme si les augures n’étaient pas déjà contre elle, le navire qui devait l’emmener loin de chez elle mit cinq jours à arriver, à cause des tempêtes maritimes. Un vent glacé, acerbe, venant du nord, n’eut de cesse de malmener l’équipage, une fois l’ancre levée. Catherine, prude et dévote, priait avec ferveur, rassurait ses dames de compagnie en leur prenant doucement les mains, avait toujours un mot aimable pour les pauvres naufragés, et ce, malgré l’effroi et l’angoisse qui lui rongeaient le cœur. Pensait-elle à Arthur Tudor ? Très peu. Elle n’éprouvait aucune curiosité, nulle hâte à l’idée de rencontrer son promis. Elle espérait simplement qu’il serait un être doux et un homme juste. Sa sœur, Jeanne, était mariée depuis plusieurs années, mais jamais elle n’avait osé lui demander conseil ou même un avis à ce sujet : Jeanne, au comble du bonheur, se damnerait volontiers pour son époux. Parfois, Catherine ne la reconnaissait pas. La jeune femme était littéralement folle de joie dès qu’elle croisait son mari dans un couloir, elle en perdait la tête. Catherine jugeait son aînée irraisonnable, et ce n’est donc certainement pas auprès d’elle qu’elle aurait trouvé du réconfort en parlant de son propre mariage à venir.
L’équipage arriva enfin en Angleterre. Des pluies diluviennes inondaient le port, formant ci et là des flaques disgracieuses qui eurent tôt fait de faire regretter à la jeune demoiselle le soleil couleur miel qu’elle avait quitté. Son cœur se serra lorsqu’elle fut présentée pour la première fois au Roi, Henri VII. En effet, celui-ci manifesta de l’agacement et peut-être même un peu d’appréhension en remarquant que Catherine portait un voile noir et épais qui lui couvrait le visage. Elle en fut également piquée au vif : que croyait donc sa Majesté ? Qu’elle était laide et cherchait à cacher une quelconque difformité sous ce tissus opaque ? Comme les Anglais sont énervants ! Sa mère lui avait dit… Elle lui avait dit que les traditions sont différentes, mais qu’il faut toujours se souvenir d’où l’on vient. « Je suis la fille de Ferdinand et d’Isabelle de Castille, Infante d’Aragon », se répétait-elle intérieurement, comme si l’énumération de ses titres l’aideraient d’une quelconque manière à ne pas flancher. Arthur Tudor, d’un an son cadet, ne fut pas plus prévenant que son père, et ne cacha ni sa curiosité ni son déplaisir en la voyant ainsi dissimulée. Mais à quoi s’attendaient-ils ? Elle était espagnole. C’est-à-dire qu’elle ne ressemblait en rien à ces trainées d’Anglaises et de Françaises, prêtes à tout même au plus dégradant pour se trouver un époux. Catherine était fière, mais sans vanité, prude, mais pas stupide, discrète mais en aucune façon intimidable. Elle pouvait donc se permettre de porter ce voile sans que cela ne signifie qu’elle avait honte de son physique ou qu’elle était trop timorée pour s’adresser directement à son interlocuteur en le regardant dans les yeux. Elle n’était pas au bout de ses surprises, et elle le compris lorsque, deux jours après son arrivée, le Roi et son fils exigèrent de la voir, alors qu’elle était couchée, au beau milieu de la nuit. On la réveilla précipitamment, et elle vécut comme une suprême violence l’impolitesse de la demande qu’on lui fit alors : elle devait dévoiler son visage, avant d’espérer épouser Arthur. Elle obtempéra, et dissimula parfaitement son mépris en remarquant les airs ravis et soulagés qu’arboraient le père et le fils dès lors qu’ils purent la contempler à leur guise, sous le clair de lune.
Le 14 novembre 1501, elle épousa Arthur, Prince de Galle, à la Cathédrale Saint-Paul de Londres. Mais ils ne restèrent mariés que cinq mois. En effet, ils tombèrent tous deux gravement malades peu de temps après les noces. Arthur était déjà d’une constitution fragile, ainsi, il ne survécut pas à sa maladie. Catherine, elle, en réchappa, et remercia longuement le Seigneur, en même temps qu’elle pleura sincèrement son jeune époux infortuné. Elle pria pour son âme chaque jour où elle porta le deuil. Mais elle avait aussi le projet de retourner en Espagne dès que possible. Pourtant, le Roi Henri a d’autres projets pour elle. Il veut qu’elle épouse le frère d’Arthur. Catherine sait bien qu’il ne tient pas particulièrement à sa personne, mais seulement à sa dot, et au prestige d’une alliance avec l’Espagne. On lui demande si son mariage avec Arthur a été consommé ou non. Elle sent l’adversité partout autour d’elle. Les amis d’Arthur se mettent à dire qu’il avait été heureux, après sa nuit de noces, de leur annoncer que, « cette nuit, je suis allé en Espagne ». Elle se sentait blessée à l’idée que son époux ait plaisanté sur une telle chose, mais elle songea qu’il était jeune et en mauvaise santé, et qu’il aurait eu honte d’avouer à ses amis qu’il s’était en réalité endormi avant même d’avoir eu le temps de dire « bonsoir » à sa jeune épouse. Il ne s’était rien passé, cette nuit là, ni les nuits qui avaient suivi. Et ils étaient tombés malades si vite après leur mariage, de toute manière… Catherine affirma que le mariage n’avait pas été consommé. Le Pape Jules II accorde une dispense du constat de virginité. Cela met Catherine mal à l’aise. Elle songe que cette dispense lui sera reprochée plus tard, alors qu’elle n’a rien à cacher, alors qu’elle a dit la vérité. Mais le Roi souhaite que les choses aillent vite (lui aussi commence à décliner, comme s’il sentait qu’il allait bientôt devoir rejoindre le Seigneur), et, bientôt, son remariage est déclaré possible. Le 11 juin 1509, elle devient l’épouse du Roi Henri VIII, le père de celui-ci venant de mourir.

"Si je faisais pour cet homme ce que je fais pour Dieu, je serais sauvée"*
Pendant sept ans, le couple connaît un bonheur sans tâche. Six enfants naissent de leur union, mais malheureusement, seule une fille survit, Marie. Le roi commence à désespérer progressivement d’avoir un fils un jour, et tient sa femme pour responsable de leur situation. Il se montre légèrement plus distant avec elle que de coutume, et la jeune femme se tourne vers Dieu avec plus de ferveur que jamais. Sans doute passe-t-elle trop de temps en prière, mais elle se sent quelque peu délaissée par son époux, et, ivre de douleur au souvenir de tous ces bébés qu’elle a perdus –alors qu’elle les aimait si fort et qu’elle avait mis toutes ses force pour les soigner, pour leur permettre de vivre- elle supplie la Vierge Marie de lui donner un fils, un fils qui serait en bonne santé, comme son père, et qui, un jour, deviendrait roi à son tour. Mais toutes les prières semblent vaines si le regard du Roi, lorsqu’il se pose sur elle, n’exprime plus que du respect et de l’affection presque fraternelle, s’il n’a pour elle que des mots polis mais brefs, et si les seules fois où il se penche sur elle, c’est pour déposer un chaste baiser sur sa joue blanche. Catherine a parfois l’impression d’être la seule à lutter, à désirer ardemment avoir cet enfant, à croire qu’à deux, on est plus fort. En vérité, ils ne sont tout simplement pas capables de synchroniser leurs efforts : quand le roi cherche son épouse le soir, on lui répond qu’elle est à la chapelle, et quand elle se réveille certains matins, convaincue qu’elle peut redevenir aussi proche du roi qu’ils l’étaient il y a encore peu de temps, aussi complice, elle le trouve à discuter avec l’une de ses suivantes, un sourire aux lèvres (un de ces beaux sourires chauds qu’il lui réservait à elle uniquement, quelques mois auparavant).

"J'en appelle à toutes les mères"
Mais ils ont encore Marie. Cette enfant est pour sa mère comme le soleil pour le jour : sans elle, Catherine ne se donnerait pas la peine de poursuivre ses efforts. Marie est la preuve que Catherine peut avoir avec le Roi des enfants en bonne santé. Et le roi est fou de Marie ! Il dit partout qu’elle est parfaite, prodigieusement belle et douée. Il disait même, il y a encore peu de temps, qu’elle ressemble en tous points à sa mère… N’est-ce pas une preuve ? Une preuve de l’admiration du Roi pour son épouse ? Une preuve… d’amour, n’est-ce pas ? Le Roi est un homme bon et franc, il dit ce qu’il pense, il n’aurait pas parlé ainsi s’il ne pensait pas que… Mais quelque fois, la Reine désespère. Elle a l’impression de s’égarer lorsqu’elle pense à Henri. Peut-être devient-elle aussi folle que sa sœur Jeanne ? Mais Jeanne n’a pas de fille aussi délicieuse que Marie. Cette jeune personne incarne pour Catherine moult espoirs. Elle a foi en la justice divine, et songe ainsi depuis quelques semaines que, même si le roi à fait de son fils bâtard un Duc, il n’oserait pas privilégier ce Fitzroy plutôt que sa fille légitime pour qui il a tant d’affection. De toute façons, duce-t-elle se salir les mains, mentir, tricher, faire tout ce dont elle a horreur en temps normal, tout ce qu’elle exècre, tout ce qui la révulse au plus haut point, pour sa fille, pour Marie, elle se battra jusqu’au bout. Elle ne craint nul ennemi à la Cour, personne ne l'empêchera de faire ce qui permettra à Marie d'obtenir ce qui lui revient de droit. Si l’on joue carte sur table, après tout, une Reine, aussi seule et isolée soit-elle, une Reine, dis-je, bat tous les valets du monde…

Vent Parisien ©
Icon ©

Se souvenir d’où l’on vient, tel est le conseil que lui avait donné sa mère avant son départ pour l’Angleterre, il y a des années de cela. Catherine a conservé un sens aigu des affaires diplomatiques, qui lui vient de son père. Elle a conscience qu’un grand pays sans allié est un pays dont la croissance est vouée à l’échec, car il est sans cesse menacé par l’éventualité de guerres. Sa mère a développé son esprit critique et sa clairvoyance en ce qui concerne les relations humaines.
Malheureusement, depuis qu’elle est en Angleterre, elle n’est « que l’épouse du Roi ». Il est jugé indécent qu’une Reine conseille un Roi en quelque affaire que ce soit, et par ailleurs, elle a de moins en moins d’amis fiables à la cour, car on a fait renvoyer toutes ses suivantes espagnoles et elle n’a guerre confiance en les amis du Roi. Ainsi s’ennuie-t-elle profondément à la Cour, presque constamment, à l’exception des quelques moments qu’elle peut passer à discuter avec sa fille, Marie.
Au fur et à mesure que le temps passe, elle s’enferme dans la religion. Elle voit d’ailleurs d’un très mauvais œil l’évolution des réformes luthériennes et calvinistes en Europe de l’est. Néanmoins, elle a fort bien compris que son époux se passe de son avis. En fait, peut-être même finira-t-il par se passer de sa présence à la Cour… Oh, cette seule idée donne la nausée à la Reine !
Catherine est une personne très loyale : si elle offre son amitié à quelqu’un, ce n’est qu’après avoir éprouvé cette personne, mais une fois qu’elle est sûre de sa fidélité, elle ferait n’importe quoi pour lui venir en aide. Elle fait néanmoins preuve d’une extrême discrétion, ne montre que très rarement ses émotions en public, et ne parle ouvertement avec ses amis que lorsqu’elle est certaine que ses paroles ne pourront être interceptées par qui que ce soit d’autre. Elle vit très mal l’ambiance de complots et de secrets qui règne à la Cour, car, profondément généreuse et bienveillante, elle ne peut concevoir que certaines personnes veuillent du mal à d’autres.
Son principal soucis vient désormais du fait qu’elle ignore ce qu’il risque d’advenir de sa fille si le roi décide de privilégier son fils bâtard plutôt qu’elle. Elle voudrait ramener le roi vers elle, car elle sent qu’il s’éloigne progressivement, et protéger Marie des menaces qui pèsent sur elle. Malheureusement, elle a souvent l’impression d’agir seule contre tous, ce qui parfois la décourage. Néanmoins, dès lors qu’elle se souvient de qui elle est, dès l’instant où elle songe à sa fille et à ce qu’elle pourrait devenir, elle reprend courage, comme si ces idées lui insufflaient un nouvel élan de vie et de combativité.

Catherine était au début de son deuxième mariage d’une beauté fraîche et pure, quoiqu’elle gardât toujours cet air de profonde dignité assez pudique très… « espagnol », disons. Elle était alors sans l’ombre d’un doute la plus belle personne à la Cour, ce qui n’était certainement pas pour déplaire au Roi. Elle ne s’est jamais vantée de sa beauté, d’autant qu’elle en avait à peine conscience… Pour tout dire, elle n’y pensait pas. Et puis un jour (très récemment, en fait), elle a vu dans son miroir quelques légères rides du soucis se creuser entre ses sourcils, et quelques rares cheveux blancs parsemer son épaisse chevelure d’un noir de jais. Rien de très grave, me direz-vous, non, rien d’inquiétant à cela, ces détails sont presque invisibles, certes, et n’altèrent en rien son immarcescible beauté. Mais ses yeux, d’un bleu orageux des plus intense, passa au bleu aigue-marine, proche du gris perle pour être précis, et se teinta d’un éclat mélancolique et rêveur. Ses joues aux pommettes roses se creusèrent légèrement, et son teint devenu diaphane lui conféra un charme mellifluent, lui donnant un air doux et léger presque vaporeux, mais inquiéta quelque peu les médecins. Elle est ainsi plus belle que jamais, évanescente, alanguie. Mais on remarque dans sa façon de parler, dans ses gestes moins assurés qu’auparavant, plus lents, que son âme est à l’agonie. La fatigue physique due à ses accouchements successifs se remarque à peine, mais ce qui frappe chacun de ses interlocuteurs est son épuisement moral, son désarroi croissant. Elle a perdu son assurance clinquante de ses vingt ans, sa vivacité et son entrain presque enfantins. Allant de désillusions en désillusions, elle a gagné en maturité, elle est devenue plus douce, moins impulsive, plus posée, plus réfléchie, moins naïve. C’est avec moins de cœur et plus d’esprit qu’elle s’adresse à Dieu, et, aux hommes, elle réserve des sourires entendus et des soupirs de regrets. Que dit-on de la Reine ? On la plaint un peu et on l’admire beaucoup. Mais elle, elle sait qu’elle pourrait être couronnée de gloire et louée mille fois pour sa grâce que le roi ne lui prêterait jamais plus autant attention qu’il ne le faisait auparavant, parce qu’elle a perdu la seule chose qui le rend fou de désir : sa jeunesse, promesse qu’elle portera de nombreux enfants.